Et moi j'irai faire la bombe
Il est des succès fulgurants qui se construisent pourtant petit à petit, une pierre éditoriale à la fois. Quand soudain, sans que ça ne s’explique vraiment (et tant mieux) puf (oui, puf). Suivi de plein de pufs qui suscitent l’émerveillement des lecteurs, qu’il est encore plus simple de convaincre quand y’a eu un premier puf (je sais pas si vous me suivez). C’est le cas de mon « invité » de cette semaine, j’ai nommé le formidable et somme toute discret Wilfrid Lupano qui fait le bonheur des libraires à pufs depuis 15 ans.
1 - Tu te rends compte quand même qu'à force de raffler tous les prix des libraires Canal Bd, il a fallu instaurer une nouvelle règle : pas plus d'un prix par auteur. C'est agaçant, dans le principe, ou au contraire c'est flatteur ?
C’est plus agaçant que flatteur, parce que ça a empêché les libraires de primer Un Océan d’Amour, sous prétexte que j’avais eu le prix les deux années précédentes avec le Singe de Hartlepool et Les Vieux Fourneaux T1. C’est injuste pour Panaccione qui a pourtant fait là une authentique prouesse de narration graphique. D’autant plus que je pense que les libraires ont vraiment beaucoup apprécié ce livre et l’ont beaucoup poussé. Bref, c’est étrange, ce système. Le milieu de la bande dessinée n’arrive de toute façon pas à gérer ce problème des auteurs multiples. Les « auteurs complets », et les autres… toutes ces sornettes… Pourtant on avait envoyé des sardines en boite à presque tous les libraires spécialisés. Aucun ne les a renvoyées en criant à la corruption. Ils les ont tous gardées, et les ont même mangées, pour la plupart, pour ensuite nous refuser le prix. Ça en dit long sur le profil du libraire spécialisé: un individu peu intéressé par les questions de déontologie, corruptible pour pas cher, ingrat et infidèle, mais avec un taux satisfaisant d’oméga 3 ( grâce aux sardines à l’huile d’olive qu’il consomme, si vous avez suivi).
2 - Est-ce que parfois, comme Desproges, tu te lèves en pleine nuit pour noter une idée ou même un bout de dialogue sorti de nulle part ? Non, mais je devrais.
J’ai toujours beaucoup fait confiance à ma mémoire, qui est un peu mon super-pouvoir dans la vie. Jusqu’à récemment, si une bonne idée me venait, il n’y avait aucune chance pour que je l’oublie un jour. Comme tous les livres que je lisais et tout ce qu’on me racontait. c’était gravé quelque part dans le cortex primus pour la nuit des temps. C’est de moins en moins vrai. Désormais, il n’est pas rare que je m’endorme avec la poire fendue en deux par le sourire béat du type qui se réjouit déjà à l’idée de coucher au petit matin sur le papier l’idée brillante qu’il vient d’avoir, et que je me réveille avec la poire blette du type qui ne voit plus du tout de quoi il était question. Une enquête est en cours pour savoir qui est responsable de cette tragédie, et laissez-moi vous dire que, quand les responsables seront identifiés, ça va chier sévère. L’affaire est encore sous le secret de l’instruction, mais je peux d’ors et déjà vous dire que des premiers éléments mettent hors de cause les juifs, les franc-maçons et le rhum brun. On avance.
3 - Je ne sais pas comment ça s'est passé dans les faits, mais tu penses que tu aurais pu caser un projet comme celui d'Un ocean d'amour sans le succes du Singe de Hartlepool ou de Ma révérence juste avant ? La bd muette étant ptet bien ce qu'il y a de plus difficile à réussir dans ce métier. Je ne suis même pas sûr d'avoir d'exemple de Bd muette qui ne soit pas scénarisée et dessinée par la même personne, d'ailleurs.
On en revient à cette histoire de Panaccione. Ecrire du muet, c’est pas simple, mais rappelons que le cinéma était muet pendant longtemps, et qu’écrire des scénarios muets, ça na rien d’une prouesse en soi. En revanche, trouver un dessinateur capable de le prendre à son compte et d’en faire ce que Grégory en a fait, c’est autre chose. Mais je suis d’accord pour dire que mes deux « one shots » précédents ont servi à instaurer le climat de relaxation éditoriale nécessaire la lecture du script d’un Océan d’Amour. Parce qu’une fois qu’on le voit dessiné par Greg, on peut trouver ça chouette, mais à l’état de script, c’était quand même très wtf. Chez Delcourt, pourtant, j’étais le seul à douter.
4 - L'art du scénario est amplement sous estimé en France, je trouve. Il n'y en a rien que pour le dessinateur, d'abord. C'est un problème global (qu'on retrouve au cinéma ou dans les séries francaises, par exemple), ou propre à la Bd ? Quand tu lisais des Bds, gamin ou ado, tu te rendais déjà compte que tout était question de rythme, finalement, plus encore que de dessin ?
Oui, c’est un problème global. Mais complexe. De manière générale, je dirais que le relatif anonymat qui entoure l’activité de scénariste me va très bien. D’ailleurs, je ne trouve pas qu’il n’y en ait que pour les dessinateurs du point de vue du public, par exemple. En revanche, le « milieu de la bd » a du mal à penser la promotion et l’événement culturel BD autrement qu’en faisant des conneries du type « exposition Machin » quand toutes les planches de Machin ont en fait été pensées, composées et équilibrées par Machin ET truc ( et parfois par Truc tout seul: Alain Ayroles fait tous les storyboards de DeCapes et Crocs, Ferri ceux de Retour à la Terre, etc…) Mon ressenti personnel, c’est que lorsque je m’associe à un dessinateur, on fait un livre à deux. Cette idée n’a pas l’air révolutionnaire en soi, et pourtant, elle remet en cause la légitimité d’une « expo Machin » lorsque le livre a été fait par Machin et Truc. Dans le cas d’un livre scénarisé par Truc et dessiné par Machin, il ne devrait y avoir que des expositions Machin ET Truc. Tout le reste est hors de propos. La dédicace procède du même dysfonctionnement. Comment faire exister le scénariste ? On peine à trouver des issues… Pour répondre à ta question subsidiaire, non, quand j’étais gamin, je ne me rendais compte de rien, je lisais sans prêter attention aux rôles de chacun. Je pense qu’à mon époque, c’était naturel: personne ne savait comment on procédait pour faire une bd. Mais aujourd’hui, la bd est entrée dans les moeurs, les foyers, les CDI et les médiathèques. Les parents et les profs sont à même d’expliquer qui fait quoi dans une bd, je pense qu’on progresse. Ceci dit on me demande encore souvent en dédicace si certaines idées de dialogues me sont venues en voyant le dessin de Cauuet ou d’Andreae, etc. Fatigue…
5 - ca fait quel effet de ne pas répondre à une seule question sur les vieux fourneaux ?
C’est à la fois reposant et un peu frustrant, car je ne crache jamais sur une occasion de bitcher un peu sur Paul Cauuet, qui est un type largement surestimé dans le milieu de la BD. Partout on ne voit que des expos Paul Cauuet, des sérigraphies Paul Cauuet, des mugs « J’aime Paul Cauuet ». Alors que bon, faut pas déconner, dessiner des vieux, c’est pas difficile: tu dessines un jeune, mais au lieu de gommer les traits de construction quand t’as fini, eh ben tu les encres, et ça fait des rides, et pis voilà. Et le pire, c’est que comme je viens d’écrire cinq fois Paul Cauuet, ça va encore le faire monter dans les classements des internets et il va encore rayonner au firmament, et les gens viendront en pèlerinage à son atelier, à Toulouse, pour se baigner à son aura. Ça me rend malade.