Je veux rester seul, j'ai peur j'ai froid
De toute évidence, si j’en crois les personnes que j’ai interrogées jusque là, j’aime bien les scénaristes (ou les dessinateurs scénaristes). Parmi ceux que je lis aveuglément dès (oui bon la formule n’est pas très heureuse) dès qu’ils sortent une nouveauté, il y a Fabien Vehlmann (et Nury, et Chauvel, et Brubaker et Brunschwig et Lupano et j’en passe). C’est pour ça que j’ai aussi posé des questions à l’aveugle. Tout se tient.
1 - Ce qui fait la force de Seuls, de mon point de vue de libraire qui suit la série depuis le début, c'est qu'elle met d'accord à la fois les parents, et les enfants. C'est assez rare, de nos jours (moi même j'ai lu les 5 premiers tomes alors que je me limite aux premiers en général, faute de temps). Quand je la présente aux parents, pour leurs enfants, je préviens quand même que ça remue un peu, mais que ça ne prend pas les enfants pour des imbeciles. Tu t'auto-censures, toi, quand tu écris ? Il faut oser, quand même, jouer avec des requins, par exemple.
Je ne parlerais pas d’auto-censure, mais disons tout de même que j’y réfléchis toujours à deux fois avant d’aller dans une direction un peu « âpre » : car même si Gazzotti et moi avons toujours revendiqué le fait que la littérature jeunesse puisse (et doive) être transgressive pour être efficace (à la manière d’un vaccin qui doit contenir une petite parcelle de virus si on veut que le corps vacciné crée ses propres anti-corps), il n’en reste pas moins que notre but n’est pas non plus de traumatiser « négativement » les enfants (= faut pas surdoser le vaccin, quoi). Donc avec Bruno, nous réfléchissons toujours beaucoup avant de décider de ce que nous montrons (ou pas) - ce que nous pouvons aborder (ou pas).
Mais pour autant, il est bien entendu que nous ne nous interdisons jamais d’aborder un sujet parce qu’il serait soit-disant « réservé aux grands ». Les enfants ont autant soif d’apprendre et d’échanger que nous, alors donnons-leur de quoi penser.
2 - T'es conscient que certains libraires ont mis Jolies Ténèbres en jeunesse, sans l'avoir lu, juste en voyant le dessin (on est pas tous très malins, dans notre profession) ? Tu cherchais à traumatiser toute une génération ?
Ca n’a pas été faute de les prévenir, j’te jure ! On a passé notre temps à clamer sur tous les tons que cette Bd était un « conte noir pour adultes ». Donc, là, pour le coup, oui, il n’est pas impossible qu’on ait traumatisé « négativement » certains jeunes lecteurs… Quoique ce soit difficile à totalement affirmer, car par exemple, un documentaliste m’a affirmé que dans son CDI, c’était toujours les deux mêmes personnes qui venaient emprunter (et ré-emprunter) cet album toutes les semaines : des sœurs jumelles, copies conforme de la petite victime de « Jolies Ténèbres »… mais aussi des jumelles assassinées de Shining, quand on y pense… Donc pour le coup, c’est le documentaliste qui a été traumatisé.
3 - Comme tu te fais bien plus que rare côté scénarios en dehors de Spirou et Seuls (et le film qui a dû t'occuper un peu, plus toutes tes activités activistes), les éditeurs en sont réduits à faire des rééditions de tes livres. Moi suis toujours heureux d'avoir un prétexte de remettre les Cinq conteurs de Bagdad en avant, mais c'est un peu dommage cette nouvelle maquette, non ?
Rare, je ne sais pas (je sors encore entre 3 et 4 albums par an, au fond), mais c’est vrai que j’ai un peu diminué ma production, et ce pour plusieurs raisons. D’abord pour ne pas devenir fou à force de trop travailler (car j’ai tendance à devenir de plus en plus perfectionniste avec le temps). Mais aussi pour libérer du temps pour d’autres activités (syndicales, numériques, personnelles, etc…).
Et puis ça m’a aussi permis d’avancer discrètement sur des projets demandant beaucoup de préparation. Par exemple sur un gros projet à paraître en 2019 (« Le Dernier Atlas », chez Dupuis, co-scénarisé avec Gwen de Bonneval, et dessiné par Hervé Tanquerelle avec la complicité de Fred Blanchard pour les designs), une histoire complète en 3 gros volumes de 200 pages chacun, qui évoquera une histoire de robot géant sur fond de guerre d’algérie. Une sorte d’uchronie sociale qui me permettra d’évoquer des sujets aussi divers (et chiants) que la politique énergétique de De Gaulle, la décolonisation, les flux migratoires… mais sous une forme complètement décomplexée et feuilletonnante. Les pages du premier tome (que je qualifierais de rencontre incongrue entre un film de robot géant et la série « Les sopranos ») sont de toute beauté, j’ai hâte de présenter tout ça aux lecteurs et lectrices !
Et puis j’ai aussi beaucoup bossé sur un roman-graphique érotique avec Gwen de Bonneval, « Polaris ou la Nuit de Circé », chez Delcourt, où il sera question d’une enquête criminelle au sein d’un Cercle mystérieux se faisant appeler Circé et pratiquant ce qu’on pourrait appeler des jeux OuSexPiens… (je laisse votre imagination perverse broder sur ces quelques indices réservés à ceux et celles qui savent ce qu’est l’Oulipo ou l’Oubapo). A paraître en octobre 2018 !
Quant à la réédition de mes livres (« Les 5 conteurs de Bagdad », « Jolies Ténèbres », bientôt « Samedi et Dimanche »), j’en suis toujours ravi et me soucie au fond assez peu de leur forme du moment qu’elle permet à des lecteurs et lectrices de redécouvrir des histoires qui me sont chères. Et puis ce qui est bien avec cette réédition des Conteurs, c’est qu’elle inclut un récit court supplémentaire qui sert d’épilogue au récit et que j’ai adoré écrire !
4 - Ce qui m'a toujours impressionné, à titre personnel, c'est à quel point tu es à l'aise dans presque tous les genres et comment tes récits ne sont jamais des copier coller les uns des autres. Tu as un genre de prédilection ? Tu as un vrai regard en SF, par exemple, avec des thématiques que l'on voit peu en Bd et plus en romans.
De fait, j’essaie précisément d’éviter le copier-coller… ce qui n’est jamais simple car nul n’est à l’abri de certains tics d’écriture - et ce qui explique sans doute aussi la « rareté » de ma production, que tu évoquais précédemment. Pour chaque nouveau projet, j’essaye de me lancer un nouveau défi : tester une nouvelle forme, une nouvelle écriture, un nouveau genre, une structure narrative différente, etc… ce qui ne facilite pas le travail des libraires qui veulent promouvoir mon boulot (car mes livres sont très/trop différents les uns des autres) mais qui m’amène par exemple à écrire avec bonheur des ouvrages tels que « L’herbier Sauvage », ce recueil de récits érotiques (dont le premier opus a été magnifiquement illustré par Chloé Cruchaudet, et le deuxième – à paraître début 2019 – par David Prudhomme). J’ai d’ailleurs encore envie de varier les plaisirs, avec des livres pour enfants, mais aussi un Manuel de Survie pour les lecteurs de Seuls, et puis pourquoi pas aussi un film ou un dessin-animé un jour (quand je me sentirai prêt et si les astres me sont favorables), sachant que sur l’adaptation de « Seuls », je ne suis pas tellement intervenu puisque le deal était de laisser quasi-carte blanche à David Moreau.
Or donc, oui, j’aime tous les genres, du moment que je peux m’y amuser et avoir l’impression de pouvoir y apporter une touche originale.
5 - Est ce qu'un éditeur t'a demandé d'écrire un western, comme tout le monde ?
He bien pas encore, figure-toi : et c’est précisément un genre que je n’ai pas encore osé aborder (faute d’avoir trouvé LA bonne idée qui me fera m’éloigner de chefs-d’œuvres déjà lourdement cités/pillés par le passé : « Impitoyables », ou les films de John Ford, ou tout Blueberry, ou Buddy Longway…). Mais ça viendra peut-être un jour, qui sait ? J’aimerais bien, je crois. De même que j’aimerais bien aussi toucher au genre du Slasher (aucun rapport, je sais).
En revanche, il y a un genre précis que je vais ENFIN aborder - dans lequel je n’avais encore jamais osé me lancer alors que je l’ai adoré enfant puis ado - c’est l’héroïc-fantasy (si souvent caricaturée et ratée en BD). Car je crois que je tiens ENFIN une piste narrative qui me permettrait de l’aborder avec jubilation (sous le pinceau de Roger Ibanez chez Dargaud Benélux, si tout se passe bien). Mais ça ne sera pas avant 2 ans, je pense, car Roger a encore du taff sur le prochain Jazz Maynard !