We'll do this dude while he's slurping spaghetti
Une des parties absolument essentielles de mon métier (ah, je suis libraire, au fait, pour ceux qui n'auraient pas suivi. Libraire spécialisé Bds, certes, mais non moins libraire. Je vends des petits bouts de rêves sur papier, en somme) que je m'efforce d'expliquer aux apprentis et stagiaires qui passent le pas de ma porte pour plus de quelques heures, c'est qu'il faut réussir à mettre ses propres goûts personnels de côté quand on conseille un livre. Nous faisons un métier de vente, et non un métier de choix éditorial, et le but c'est que chaque client, peu importe son orientation côté loisirs, reste abonné à son magazine favori, et que ce magazine soit le même pour tout le monde (moi).
Bon après, l'analogie est un peu bancale compte tenu de l'état de la presse et du kiosque aujourd'hui, mais ma foi hein, faisons avec quand même.
Toujours est-il que je me targue d'apporter énormément d'importance à la demande de la personne que j'ai en face de moi et d'essayer d'y répondre le plus près possible plutôt que de me contenter de refourguer le même livre à tout le monde car moi je sais ce qui est bon pour le monde et que ce dernier ferait mieux de me ressembler plutôt que de faire n'importe quoi à longueur de gilet jaune. Après tout, nous avons tous des parcours de lecteurs différents, et tout le monde n'a pas eu la chance d'être élevé au biberon Calvin & Hobbes. Certains ont commencé par lire du Tintin et du Blake et Mortimer, c'est comme ça, nous ne sommes pas tous égaux, je compatis.
Mais tout à l'heure, sans trop savoir pourquoi, ça m'a frappé.
Deux fois cette semaine j'ai été confronté à une scène à laquelle tous les libraires de France ont droit régulièrement : une jeune fille de 12 ans à qui je conseille un livre, qui l'ouvre 3 secondes et le repose en disant que non ça ne lui plaira pas (elle avait tort) et un homme parfaitement adulte qui lui n'a pas été traîné ici par sa mère (enfin, je crois pas), à qui j'ai conseillé un livre, qui l'a ouvert et reposé directement en me disant que non ça ne lui plaira pas (il n'avait peut-être pas tort). Et en temps normal, je suis à fond pour le côté zen de chacun ses goûts, que blablabla chacun lit ce qu'il aime que blablabla je ne vais pas juger blablabli qui je suis de toute façon pour dicter ce qui est bien ou non que blablabloublablabloum.
Oui mais non.
Que ce soient les enfants qui ont quelque chose de très précis en tête ou bien trop influencés par leurs camarades ou les adultes trop engoncés dans leurs certitudes, je me rends compte que ce manque de curiosité m'ennuie profondément. Ca donne des adultes qui refusent de goûter aux épinards sous prétexte que c'est dégueu (non, vraiment, c'est dégueu, cherchez pas à me prouver le contraire), ce que je pourrais comprendre (car vraiment, c'est dégueu), mais ça donne surtout des adultes avec des œillères monumentales qui se contentent de manger de la soupe aux potirons tous les jours. Et autant ça peut être agréable parfois, autant à la longue on a quand même envie d’enchaîner avec des spaghettis Bolognaise, qui sont le seul plat universel de l'univers. Ca donne des adultes qui savent tout sur tout et qui demandent des beaux dessins (car vous comprenez monsieur, je n'aime que le beau dessin). Du dessin réaliste. Bien léché. Généralement sans âme et interchangeable. Du dessin qui ne bouscule surtout pas les habitudes. Ca donne des adultes qui finissent par me demander où est le rayon des Bds pour filles et si ça va pas embêter leur garçon si l'héroïne est une fille, parce que monsieur, vous savez comment c'est, les garçons (pas trop, perso j'ai juste un chien. Son harnais est rose et il en fait pas tout un foin, d'ailleurs).
Non, vraiment, ça m'embête, là ce soir.
Il y a quelque chose de rassurant de se dire que ses goûts sont ancrés, qu'on sait ce qu'on aime ou non. Mais avant ça, il serait peut-être judicieux d'au moins mener un peu l'enquête. De ne pas rejeter tout le manga d'un bloc en disant que ces machins débiles pour gamins, c'est pas pour moi. Il est si compliqué que ça de cultiver un minimum sa curiosité ? D'en lire un au hasard et de se rendre compte que ce sont bien des débilités pour gamins ? C'est pourtant pas compliqué.
Il n'y a pas d'âge pour la curiosité.
Et le prochain qui me dit que le dessin de Pierre-Henry Gomont est moche, je lui rappellerai que c'est pas parce que chacun ses goûts qu'il faut raconter n'importe quoi. Et je le lui offrirai. Histoire de lui apprendre à pêcher plutôt que de lui servir du potiron.
Espérons qu'il le goûte un peu.