"Je possède ce don d'observation appelé vulgairement cynisme par ceux qui en sont dépourvus"
Alors c’est curieux, mais on me reproche mon cynisme, ces derniers temps. Que ce soit au sujet de ma vision du monde éditorial (je vois mal comment on peut être autrement que cynique au vu de ce qui se passe, on ne peut que vouloir rejeter les conventions, mais ça ne m’empêche pas d’avoir la foi. Ça me parait même la définition de la foi), ou de celle du mariage (bon ça pour le comprendre, il faut être sur un certain réseau social qui connait un certain essor depuis quelques années). Alors même s’il est vrai que je préfèrerai toujours souligner l’absurdité de la présence sur terre des pigeons plutôt que de m’extasier publiquement devant un coucher de soleil rouge de chez rouge (mais alors, vraiment rouge. De toute beauté. Vraiment vous auriez du voir ça. Mais bon, avec Instagram, personne m’aurait cru), ça n’enlève rien au fait que je suis faussement cynique. J’ai des convenances à revendre, moi, je suis poli et bien élevé et je ne froisse jamais personne. Ou alors je m’en rends pas compte. Ou alors j’ai déjà fait un écrémage à l’entrée de ma vie privée de bulle d’espace vital. C’est fort possible. Ou alors, les gens c’est tous des cons, et j’espère que vous n’en êtes pas.
Mais en vrai, si vous grattiez un peu la surface, vous verriez que moi aussi, je m’émeus à la vue d’un bébé pingouin et que non, je vais pas avoir l’œil humide devant une robe de mariée, mais remettez-moi les finales Bulls vs Suns de 1993 et je serai le premier à être accroupi sur le canapé, super alerte, prêt à sauter dans tous les sens. Alors vous voyez, hein, mon enthousiasme il est là, à la surface, faut juste lui donner de bonnes raisons de s’exprimer. Les bonnes raisons se comptent sur les doigts de mes deux mains côté sorties Bd, mais ce sont des doigts qui m’occupent et qui méritent d’être défendus bec et ongles et qui justifient toutes ces heures à tamiser, à genoux dans la boue (je vous ai déjà dit tout le bien que je pensais des Frères Sisters ?), le cigare éteint et l’ongle noircit qui troue la chaussette sans trop de ménagements.
Et puis, à vrai dire, quand je vois mes apprentis, que j’aime, jouer ensemble à être libraires, là bas dans un coin de la librairie, je ne peux qu’être attendri. Faut dire qu’ils sont choupis. Ils font tout comme les grands, mais avec des gestes plus petits, des hésitations qui trahissent leur manque d’assurance. Non, vraiment, j’aime prendre le temps de les observer. D’autant plus qu’ils font tout le boulot, donc ça me le libère, ça tombe bien.
Je vais donc les voir, pour m’assurer qu’ils sont sages, que tout se passe bien, qu’ils se tapent pas dessus, qu’ils jouent pas à savoir qui est le préféré (c’est toi, voyons, tu le sais bien), qu’ils se chamaillent pas pour savoir qui aura le droit de fermer le carton de retours la prochaine fois.
- Vous faites quoi ?
- On regarde sur le site de Futuropolis pour leur envoyer un mail. Pour demander à Emmanuel Lepage de venir en dédicace.
Aaaaaaah, les enfants hein, toujours cette innocence qui nous en apprend énormément sur nous-mêmes, ce miroir déformant de retour vers le passé. Heureusement qu’il y a des adultes comme moi pour briser leurs illusions naissantes dans l’œuf, histoire qu’ils comprennent bien que les contes de fée, c’est pour les livres, qu’ici c’est la réalité (check), qu’il va falloir se blinder le cœur pour ne pas finir dans un caniveau à se tenir la tête.
- Oui bien sûr, et profitez-en pour demander si Gibrat est libre samedi prochain, on l’emmènera en boîte et on trainera tous dans la chambre de son Formule 1 après avoir commandé des pizzas, à la fraiche.
Chassez le cynisme, il revient en forme de galop avec le vent de dos. Il faut dire que la vie est tellement plus amusante comme ça, finalement…