21 book salute

Publié le par Le libraire en question

Le métier que j’exerce est fait de contact humain. Du contact qui peut être parfois un peu pénible (j’ai beau être d’un naturel poli et parfois ouvert, j’ai beaucoup de mal à faire la conversation. C’est pas mon truc. C’est une des raisons pour lesquelles je ne vais jamais chez le coiffeur (oui bon, j’ai aussi de moins en moins de cheveux, mais ça c’est un détail)), mais que voulez vous, nous sommes commerçants, ça vient avec le territoire. C’est pas une raison pour faire la bise à toutes ses clientes (surtout pas, malheureux), mais doit y avoir moyen de trouver un juste milieu.

 

Toujours est-il que je ne sais pas si c’est parce qu’on vend autre chose que du poisson ou des côtes de porc, mais une certaine relation s’installe. Les clients nous font confiance pour qu’on gâche pas leur soirée (une soirée peut être gâchée très fortement par du cochon pas frais, c’est sûr, mais bon). Et ils nous paient pour ça. Je suis la prostituée des bacs bds, je m’en rends compte à l’instant, ça fait un peu bizarre, j’ai l’impression d’être en plein dans une chanson d’Hubert-Felix Thiefaine, assis sur la paille. On connait leur prénom avec la carte de fidélité, on sait ce qu’ils ont lu, ce qu’ils ont aimé, s’ils se sont reproduits dernièrement (leurs achats diminuent fortement) ou si les éternels célibataires (puceaux) ont trouvé de la gonzesse (ils arrêtent d’acheter de la figurine). Ils nous racontent leurs vacances et le dernier film vu au cinéma (en général ça implique une cape et du latex). Ils nous annoncent la mort dans l’âme que c’est la dernière fois qu’ils passent car ils ont été muté et qu’ils se demandent bien où ils trouveront un libraire aussi chouette que moi (contrairement à l’adage populaire, je suis bel et bien irremplaçable). Et tout comme des ados en colo, on se dit qu’on s’aime, qu’on s’écrira, qu’on est les meilleurs amis du monde du fond de la cabane (mais chut) et qu’aucun marshmallow grillé au monde n’effacera ça, on sait très bien que le temps fera son œuvre et que la vie reprendra ses droits et que soudain la routine, soudain l’espace culturel du coin, soudain les ronces sur mon cœur.

 

Ces rencontres, ces relations quasi au quotidien (j’ai un client (qui est devenu un ami) qui passe tous les jours. Si je ne le vois pas, je m’inquiète. Et il m’est arrivé d’avoir raison de m’inquiéter, donc je continue), elles créent des liens. Ça a beau être un lien qui implique de l’argent en échange d’un service (oui, je me considère comme un marchand de service et non de biens), un lien qui demande parfois à marcher sur des œufs histoire de garder ses distances (on peut sourire, s’intéresser et être poli pour de vrai sans nécessairement avoir envie de coucher là tout de suite sur le comptoir de Maverick, bête de sexe ou je ne réponds plus de mon corps), ça reste des relations humaines avec tout ce que ça implique.

 

Alors oui, ce n’est jamais qu’un boulot.

Avec du contact humain.

Et du tiroir caisse à la fin.

 

La fille d’un de mes (bons et chouettes) clients est néanmoins venue m’annoncer, la voix faible et chevrotante, le décès de ce dernier. Elle voulait qu’on le sache. Et s’excusait de ne pas être venue nous l’annoncer plus tôt mais vous comprenez…Pendant un instant, je suis sorti du cercle du tiroir-caisse pour rentrer dans le cercle de ceux qui comptaient, quelque part. Et j’en ai été profondément ému. Au-delà du deuil et de la perte d’un homme qui avait pour qualité (et non des moindres) d’aimer lire.

 

 

Ce billet lui est dédié

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