Les mamelles de l'état
Elle arrive et pose ses seins sur le comptoir.
Au début j’avais pas trop fait attention (et pourtant c’est généralement le genre de chose que je remarque, même le matin), mais c’est sa voix caractéristique qui m’a sorti de l’espèce de sixième dimension dans laquelle je me trouvais, noyé dans l’absence de caféine dans mon sang, l’œil vague fixant une image au loin qui n’existe pas.
‘Saluuuuuuuuut !’
Mes yeux focalisent sur un point autre que le décolleté qui m’est présenté (je suis quelqu’un de poli, et j’ai cru comprendre que les femmes savaient toujours quand on regardait, même si on pense être en mode ninja furtif indétectable), et oui, il n’y a pas de doute possible, café ou pas café, c’est bien ma rescapée d’Ibiza aux seins nus sur la plage qui est là, plantée devant moi, telle une plante en pot qui se demande quand l’hiver se terminera et quand elle pourra enfin chlorophyller a fond les ballons (j’évite de parler d’engrais, je tente au maximum de garder mon humour à un niveau de respectabilité honorable. Je n’y arrive pas toujours, je vous l’accorde volontiers).
Comme je suis toujours poli depuis le paragraphe précédent, je lui demande ce qu’elle devient, si elle sert toujours des clients ingrats (je rappelle aux gens qui ne savent pas de qui je parle qu’elle est serveuse, et non call girl (j’avais prévenu pour l’humour)) ?
‘Pff ouais, ‘tain il fait froid là, j’aurais pas dû m’habiller comme ça, en plus laisse tomber, les rues sont pas salées, franchement heureusement que je paie pas d’impôts, je serais trop dégoûtée sinon’
Je n’invente rien. Je préfère le préciser par respect pour les lecteurs qui aimeraient, eux, payer des impôts (je me souviens de la première fois que j’ai payé l’impôt sur les revenus (ça a pas duré longtemps), j’étais réellement heureux et fier. Je me disais que ça servirait pour mes enfants, pour qu’ils prennent le bus, pour qu’ils aient de jolis passages piétons, pour que les tableaux à l’école soient reluisants et les livres neufs. Que je contribue à mon propre service de santé, que du coup les hôpitaux prendront encore mieux soin de moi, que j’aurai les meilleurs médecins du pays (on lui fait gaz du sang, Nfs, Iono (ca se voit que j’ai longtemps regardé Urgences ?), la totale, il paie des impôts, on lui doit bien ça). Jusqu’à ce que je me réveille et que je me souvienne que je n’ai pas d’enfants, que ni eux ni moi n’allons à l’école, que je traverse toujours en dehors des clous et que je ne prends que la voiture. L’altruisme, c’est surfait. Mais aussi par respect pour les quelques autres qui aimeraient en payer moins, des impôts, ou alors que ça serve à la rénovation du golf municipal et non au salage des descentes de garage. Ou alors des leurs. Mais bon hein, on va pas faire de politique, parlons plutôt des seins posés devant moi, immobiles (enfin j’imagine, vu que je ne regarde pas), transis de froid, livrés à eux-mêmes dans la jungle hivernale et hormonale (pas d’hibernation pour ça, je le crains), obligés de rester à découvert à cause de cette allumeuse de foire aux pigeons.
‘Et donc que puis-je faire pour toi ?’ demandé-je le regard posé sur les huit cartons Hachette que l’on vient de me livrer (et je voudrais pas dire, mais le livreur lui il a regardé le décolleté, c’est vrai que c’est pas discret, faudrait qu’on fasse un peu attention, c’est désobligeant pour vous autres femmes cette attitude. Et puis bon, ça vous regarde pas ce qu’on mate, d’abord).
‘Je me demandais si ça existait, le Kama-Sutra en Bd ?’
‘Heu…ben les illustrations du Kama-Sutra sont déjà relativement explicite il me semble, pourquoi tu les voudrais en Bd ?’
‘Oh comme ça, je m’intéresse au sujet. On m’en a offert un pour Noël, j’ai trouvé ça un peu bizarre, mais délire quand même’
‘Ah…ben heu non, j’ai pas ça non. J’ai « L’anti-Kamasutra à l’usage des gens normaux », d’arthur de pins et Mazaurette, mais quelque chose me dit que c’est pile le contraire de ce que tu me demandes’
‘ben ouais, si c’est anti…bon, pas grave. Allez, je fonce, suis en retard’
Et alors qu’elle était de nouveau sortie de ma vie du moment, la frontière de la porte franchie, elle fait demi-tour, passe la tête par la porte et me dit
‘Je te raconterai pour le Kama-Sutra’
Encore ce soir, j’ose à peine imaginer ce qu’elle entendait par là.