Plage d'Angoulême, 19h30
Ce siècle avait 94 ans (enfin techniquement, 93). Angoulême remplaçait Paris,
Déjà le TGV perçait sur le parvis
Etc etc.
Bon, y’a encore du boulot avant mon recueil de poèmes, mais j’y travaille.
Nous sommes donc en 1994, j’ai 16 ans, l’insouciance de la jeunesse d’un côté et la vie devant moi de l’autre, tout n’est que possibilités, et en ce jour de Janvier moi tout ce que je veux c’est ne pas être en retard, prendre un Tgv direction Angoulême et oublier que j’ai un devoir de physique à rendre pour le lendemain (ça existe encore ça, les cours de physique ?). Je suis accompagné dans cette escapade par mon meilleur ami, celui là même avec qui je me suis escapadé un jour en vélo dans la pluie et le froid (souvenez-vous comme vous avez eu peur avec moi en lisant ce récit), c’est dire si ça forge une amitié tout ça.
Quelques sandwichs dans le sac à dos, une bouteille d’eau et des livres à faire dédicacer, c’est bon, tout est prêt, à nous l’aventure, A nous trois Angoulême ! (oui parfaitement, aujourd’hui je fais dans le littéraire cliché, de Hugo à Balzac).
Ce qui éblouit à première vue à Angoulême, ce n’est ni la beauté majestueuse des constructions médiévales, ni les grands escaliers qui s’étendent, mais bien les innombrables merdes de chiens. C’est pas un éblouissement très agréable, mais ça a pour avantage de nous faire regarder là où on met les pieds et d’éviter de trébucher sur les pavés qui mènent aux tentes sous lesquelles officient les auteurs en dédicace. A l’époque je connaissais pas grand-chose à la Bd, je m’y mettais à peine. Je lisais du Loisel, du Fred, du Sorel, j’étais fasciné par Thaneros et abonné à Fluide Glacial. D’ailleurs nous n’étions là que pour une seule (et sublime) personne : Edika. On a bien croisé le frangin Carali sur le stand de Psykopat, qui a refusé de me faire une dédicace sur feuille libre (ce qui est par ailleurs normal et la règle du jeu, mais ça faisait à peine 3 ans que je rasais mon duvet d’adolescent pubère, j’avais encore beaucoup à apprendre), mais c’était pas pareil, et j’attendais le début de la dédicace d’Edika (autant la faire tout de suite, celle là) avec impatience. Surtout que bon, y’a pas grand-chose à faire sur place à part attendre dans les files et éviter les crottes extérieures (notez que depuis, ça a changé, y’a tout plein d’expos et d’animations diverses et variées, et je pense qu’ils ont réglé le problème des déjections canines. Ou alors y’avait déjà tout plein d’expos à l’époque, mais je ne voyais pas plus loin que le bout de mes chaussures, la tête dans le guidon, le stand Fluide Glacial en vue).
La journée est passée assez vite finalement (on ne sait pas s’ennuyer quand on est jeune, même à une époque où ni la DS ni les portables n’existaient), nous partons faire la queue, Edika est annoncé, il nous reste deux heures avant de devoir prendre le Tgv du retour, ça devrait suffire, c’est bon, c’est pas non plus Michael Jackson (Michael Jackson était encore assez populaire en 94, c’est là qu’on voit que ça date). Nous attendons, le sourire aux lèvres et la bouteille d’eau presque vide, les chasseurs de dédicaces affluent d’un peu partout, de la droite, de la gauche, et nous on est au milieu, sages, suivant le protocole qui semble pourtant évident (la file indienne a fait ses preuves en de nombreuses occasions). Et alors qu’on y était presque, qu’il ne restait que 4 ou 5 personnes devant nous, qu’on apercevait le crâne d’Edika (un très joli crâne, gravé dans ma mémoire. De toute façon j’ai rien vu d’autre), il y eut comme un appel d’air, un retour de flamme, trop de pression des deux côtés, et nous fûmes éjectés. C’était pas juste. C’était frustrant. C’était Angoulême. Le sourire s’est effacé, la frustration a pris le dessus, je pense que j’ai dit ‘putain !’, j’ai regardé ma montre, il était l’heure de partir, toujours le regard baissé, mais pas pour les mêmes raisons, traumatisé à vie, l’estomac, la bouteille, le sac et les livres vides.
C’est triste hein ?
Surtout que bon, suis rentré chez moi à 1h du matin, que je n’ai évidemment pas fait mon devoir de physique, et que c’est pas comme ça que j’allais réussir mon éducation, à perdre mon temps lors de festivals inutiles. Mais bon, ça forge le caractère (et l’aigreur).
L’épilogue est cependant heureux. Mon ami, mon poto, mon compagnon d’infortune s’est empressé d’écrire une lettre au sieur Edika, derrière mon dos, lettre que je n’ai jamais lue (allez lire un truc écrit derrière votre dos…). Et si je suis au courant, c’est parce que quelques semaines plus tard, je recevais un colis. Un tube noir, avec mon nom et adresse écrits au tipp ex. A l’intérieur, une feuille Canson format A2 (plus ou moins…disons que c’est du 65cm x 50cm). Sur cette feuille, une dédicace, me représentant moi, tiré par la manche par mon pote, et devant nous Edika à sa table, dédicaçant, entouré de badauds (dont un qui dit le fameux ‘nul ce type’), avec un p’tit mot disant qu’il est désolé pour ce w-e d’angoisse et de terreur. Il a aussi renvoyé les timbres que mon ami avait insérés avec sa lettre, pour une éventuelle dédicace sur feuille libre (c’était utopique mais ça se tentait. Comme quoi l’utopisme, ça a du vrai). Bref, la classe ultime. Je pense que je me suis mis à courir dans tous les sens. En prenant soin d’éviter les crottes de chien.