Comme une bulle de savon
Ce qui est merveilleux dans ce métier, ce n’est pas tant de pouvoir lire tout ce qu’on veut gratuitement (ça, franchement, c’est surfait, d’autant plus qu’on ne lit pas ce qu’on veut, mais ce qui sort, et je n’ai jamais dépensé autant d’argent dans les livres que depuis que je suis libraire), c’est surtout que, perché sur mon tabouret derrière mon comptoir tel Karaté Kid s’entraînant à faire la grue, je suis aux premières loges pour mener des conversations passionnantes et passionnées sur tous les sujets possibles et imaginables. On croise toutes sortes de clients, d’horizons différents, aux personnalités multiples (et non schizophrènes), et voilà que nous nous enrichissons mutuellement tellement nous sommes tous chouettes et ouverts et cultivés et tolérants et désinhibés par toute cette culture autour de nous.
Et parfois, je me retrouve à parler de cosplay.
Coincé derrière mon comptoir.
With nowhere to run.
C’est très pénible.
Je ne sais même pas comment c’est arrivé, au juste, cette histoire, je sais juste que c’est arrivé, et j’ai beau fermer les yeux très fort de petites tâches blanches devant mes yeux, ça n’y change rien. Comme dans un rêve, quand on est tranquillement en train de réparer sa voiture dans son garage et que juste après on est dans la montagne à faire de la luge avec sa banquière sur des sacs poubelle aux couleurs de la librairie. Eh bien là je corrigeais la notule de mon apprentie (oui, je les oblige à écrire des notules, ça peut pas leur faire de mal) quand ils sont arrivés. Ils étaient deux, un mâle et une femelle, ne payaient pas de mine (bon, un look légèrement gothique, pourquoi pas, affirmer sa différence en appartenant à un groupe, ça se tient), voulaient juste quelques renseignements sur des mangas, et ça je sais faire, ça fait partie du boulot, et si je suis de mauvais poil, je pointe d’un geste laconique et de l’index le planning des sorties affiché sur le comptoir (‘mais ça veut dire quoi, n/c ?’), mais là ça va, j’ai de la caféine dans le sang, je me sens net et bien au sec, allons-y pour quelques recherches de base.
Et c’était bon enfant, on parlait manga, j’expliquais que heu oui heu d’accord, Black Butler c’est sympa oui (*tousse*) mais que mon truc à moi c’est plutôt Pun Puuuuuuuun.
- Oui mais allez faire un cosplay Pun Pun, c’est pas simple !
- Heu oui je…Certes.
Et c’était la spirale de l’enfer qui faisait déborder tous les vases du monde. J’ai eu droit aux détails sur leurs concours, aux règlements de compte internes (‘non mais vraiment, y’en a, on vous jure, c’est juste des putes’. Je suis officiellement pour l’éradication pure et simple de cet adverbe angliciste mal utilisé en permanence. Je suis irritation), à la Japan Expo, aux costumes les plus incroyables (‘ils étaient juste trop beaux’), à ceux qu’ils comptaient porter dans quelques mois avec chorégraphie adaptée si j’ai tout bien compris (et il suffit pas juste de se foutre à poil en brandissant une sucette comme Gigi), au fait que c’est quand même dommage qu’en France on se déguise pas plus (heu…) et qu’ils ont une théorie selon laquelle si les gens se déguisaient plus, en personnage manga ou comics ou de série télé comme les américains, eh bien y’aurait moins de guerres.
Une démonstration redoutable d’efficacité. Bon ce qui est sûr c’est que les guerres dureraient pas bien longtemps, vu que chacun aurait le temps de joyeusement bombarder la loge de l’autre pendant qu’ils se foutent trois tonnes de maquillage et deux tonnes de perruques. Et vu l’esprit grégaire d’un militaire (ils sont payés pour ça faut dire), ils risqueraient de tous être habillés en orange avec une coupe de Sangoku super Saiyan (ça sert, de vendre des figurines, on se remet en tête des souvenirs du Club Dorothée enfouis très loin dans le subconscient collectif gloubiboulga de haha mais oui tu te souviens c’était trop bien ralala les dessins animés aujourd’hui c’est vraiment nul (mais ça c’est les gens qui connaissent pas Invader Zim)). Moi je sais pas, je suis très probablement un gros rabat joie tout pourri de l’intérieur qui a oublié ce que c’était que la joie et l’enfance et l’expérience interdite et qui a grandi trop vite (oh ça va, je vous entends là bas), mais je n’arrive pas à imaginer un seul instant ce qui pourrait pousser un être humain normalement constitué à se lancer dans l’entreprise plus que hasardeuse qui consiste à se changer le décor et à faire semblant d’être un personnage de dessin animé (et c’est valable pour les fêtes médiévales et tous les jeux de rôles. Zou, dans le même panier de mon mépris). Ça dépasse mes capacités d’empathie, qui ont pourtant des largesses dans tous les sens.
Il n’empêche que j’ai survécu à cette longue, trop longue conversation (enfin monologue à deux contre un, j’avais pas grand-chose à apporter au débat), et qu’il faut croire que je fus sympathique et ouvert (hypocrite en somme) puisque, pour conclure cette fin de matinée, ils m’ont lancé une invitation sincère et pleine d’espoir, que je vienne passer une journée avec eux, que ça va juste être génial.
Voilà, faisons ça. Partez devant, je vous rejoins.